
La japonaise Hiroko Oyamada aborde le thème de l’aliénation au travail dans ce roman, c’est-à-dire de l’enfermement au travail. Trois personnages travaillent dans la même usine et sont rattachés à différents postes. Un jeune chercheur est spécialisé dans les mousses et travaille pour la végétalisation des toits de l’Usine. Il gagne un bon salaire. L’une n’a pas pour habitude de conserver un travail plus d’un an, elle obtient un poste de contractuelle au service des déchiqueteuses. Enfin, le dernier est un ingénieur licencié, employé au service des corrections, stylo rouge en main, il travaille tout type de documents, tout contenu différents les uns que les autres.
Le lecteur plonge au côté des protagonistes dans un quotidien abrutissant, rempli de non-sens. Cependant, aucune révélation n’est faite.
L’aliénation au travail : une approche kafkaïenne
Le roman tourne à l’absurde, dans un univers qui semble semblable à celui de Kafka. Travailler dans ce complexe industriel immense semble être une aubaine quand les conditions de travail à l’extérieur sont difficiles. Nous nous interrogeons alors sur l’attractivité de l’usine et pourquoi a-t-elle si bonne réputation à l’extérieur ?
Le mot Usine est connu de tout le monde. Il montre comment les gens se comportent, ce qui affecte leur situation géographique, la façon dont ils travaillent et ceux qui viennent dailleurs.
Les protagonistes, dans des moments de lucidité, se demandent pourquoi ils sont là et à quoi ils servent. Quels sont les objectifs de l’Usine ? Pourquoi y a t-il autant de personnes qui circulent dans l’Usine en uniforme, dans les restaurants, les bus et les bâtiments ? Quels sont les éléments qui leur fournissent un sens ?
Ce qui est le plus étonnant, ce sont ces animaux qui ne sont présents qu’à l’intérieur du site. Les oiseaux, ce sont les cormorans noirs qui se rassemblent près du fleuve ; et les ragondins dont nous retrouvons les cadavres éparpillés.
La valeur d’une vie ne se résume pas à la valeur-travail…
Par ailleurs, nous décelons un acte mécanique dans la réalisation des tâches qui a pour effet d’abîmer l’esprit de celui qui s’en charge. Malheureusement, la réalité est interprétée de manière pathologique, au sens négatif du terme, en voulant interpréter la réalité comme une opération mécanique. C’est le fameux pathos nietzschéen. Les personnages ne peuvent pas appréhender cette réalité autrement que par le biais de l’habitude. Tout ce qui les entoure se matérialise et a une fonction pratique.
Les personnages ont une perception de la réalité qui correspond aux catégories utilitaires et quantitatives du monde industriel, à l’image du monde du travail de Taylor et Ford. Dans cette optique, l’individu tente d’évaluer la valeur de sa vie en fonction de sa situation économique et à la quantité de plaisir qu’il peut s’octroyer. La durée de vie, qui est ensuite valorisée statistiquement, devient une valeur en elle-même. Or, il est intéressant de constater que les personnages se désolidarisent de cette aliénation mécanique engendrée par leurs conditions de travail :
« Celui qui veut travailler et qui a la chance de le pouvoir, comment ne serait-il pas reconnaissant d’avoir un emploi ? Sauf que moi, je n’ai pas envie de travailler. Car, en vérité, ce qui fait la valeur de la vie, ce qui lui donne un sens, n’a rien à voir avec le travail. Je l’ai cru autrefois, mais je sais aujourd’hui que ça n’a aucun lien. (…) un emploi, un travail, ce n’est pas un combat pour moi. (…) C’est quelque chose en dehors de moi, d’extérieur, un autre monde. (…)Je ne veux pas travailler. Je ne veux pas, mais qu’ai-je d’autre dans ma vie si je ne travaille pas ? Marcher, finalement, c’est peut-être pour moi une façon de sombrer dans et avec mes propres pensées. (…) de tout façon, oui, j’ai beau avoir des réticences à l’égard du travail, ça me permet tout de même de toucher un salaire. C’est une chance inespérée. »
La raison de leur embauche reste mystérieuse. Satisfaits d’avoir un emploi, il subsiste néanmoins une incertitude : où va-t-on exactement ou plutôt que cherche l’Usine exactement ? A titre d’exemple, qui sont les destinataires de ces documents et quelle est leur utilité ? Est-ce vraiment des documents qui ont une réalité tangible, ou n’est-ce qu’un charabia interminable qui est le résultat des cogitations intérieures de la personne qui lit ces documents ? Nous sentons que les personnages sont dans un état d’insatisfaction perpétuelle et leur vie ne connaît pas d’état définitif. Ils s’efforcent de dépasser leur condition en creusant un puits au fond duquel se trouvent des conceptions de plus en plus profondes et stimulantes.
C’est ainsi que la réalité perd de plus en plus de ses contours. Elle n’est qu’une histoire artistique que le personnage se construit pour la faire émerger. En d’autres termes, la réalité se définit comme des perspectives vivantes que le personnage bâtit pour les rendre agréables. La romancière manie avec virtuosité le non-sens et le réalisme magique. Cette réalité recèle une dimension obscure : entre hallucination et cauchemar, le lecteur est plongé dans une routine abrutissante.
Une plongée kafkaïenne dans un abîme, ce monde du travail qui anéantit mais jamais n’épanouit
En définitive, ce roman traite du dysfonctionnement du dispositif du monde du travail japonais. Il semble que travailler sans trouver de signification aux tâches effectuées soit suffisant. Il est plus pertinent d’être présent plutôt que de chercher à comprendre le véritable sens de son travail. En d’autres termes, tout le monde se lève le matin pour occuper un poste et effectuer des tâches inutiles. Chaque jour, le chef prononce son discours, les missions sont ambiguës. C’est ainsi que les choses se déroulent. La normalité n’est pas une règle. Par conséquent, notre attention est davantage portée sur l’aspect quantitatif plutôt que sur ce qui détermine la valeur d’une vie humaine.
En outre, la temporalité du roman est étrange, ce qui rend notre compréhension volontairement difficile. Est-ce que les personnages principaux sont actuellement en poste ou sont-ils là depuis quinze ans ? Nous assistons à une discussion dans un restaurant entre le jeune chercheur qui semble avoir accès à l’intégralité des lieux et une jeune femme, puis nous atterrissons de manière soudaine au bureau.
Une analyse impartiale mais qui suscite des réflexions sur la société japonaise et les attitudes. Hélas, je n’ai pas réussi à m’attacher aux personnages, bien que cela ne soit pas l’objectif initial de l’autrice. Je manifeste de l’intérêt envers le jeune chercheur qui accomplit une tâche dans un espace-temps non défini. De même pour la jeune femme qui vagabonde à l’intérieur de l’Usine, médite et dévoile ses pensées les plus profondes.
Une lecture qui n’est pas amusante, certes. J’ai particulièrement aimé les deux réalités qui se font concurrence : celle de l’Usine et le scepticisme des personnages qui réévaluent sans cesse la réalité dans laquelle ils se trouvent.
